Une jeune paysanne fut emportée par la maladie alors qu’elle allait être mère le mois suivant.
Quelques moments avant sa mort, elle regarda longuement son mari, contrairement à sa pudeur ordinaire. L’homme n’hésita pas non plus à se pencher sur sa femme devant tout le monde, et il l’entendit murmurer:
« L’enfant…notre enfant… »
Puis elle s’éteignit.
Le jeune paysan poussa un cri affreux, s’agita désespérément, hurla et sanglota, au grand étonnement de son entourage, qui ne le savait pas capable de manifester une douleur si violente: dans nos campagne, on est habitué aux malheurs, en particulier quand on n’est pas riche.
Il faut surtout travailler dur, on n’a pas le temps de se plaindre et’ le lendemain de l’enterrement de sa femme, notre paysan était déjà derrière son buffle et sa charrue.
Quelques jours plus tard, la vieille femme presque aveugle qui vendait des infusions, du bétel et quelques denrées près d’un ponceau en plein champ, vit venir une femme dont la silhouette ne lui paraissait pas étrangère: elle acheta du miel, pour quelques sapèques. Après son départ, la petite-fille de la marchande lui dit en tremblant qu’elle avait reconnu la jeune morte.
Le lendemain, la femme revint, et elle demanda encore du miel. A une question de la marchande, elle répondit:
« C’est pour mon bébé, car je n’ai pas de lait ».
Sur un signe de sa grand-mère, la petite fille la suivit des yeux et l’aperçut qui s’éloignait dans la direction de son tombeau.
La marchande fit prévenir le mari. Le lendemain, en allant chercher de l’eau, ce dernier s’arrêta à la paillote et attendit. Vers le soir, voyant arriver sa femme, il se précipita au-devant d’elle et lui adressa la parole. Mais elle ne l’écouta pas, et, baissant la tête, s’enfuit. Il se lança à sa poursuite, elle disparut soudain.
Tout en pleurs, il courut comme un fou jusqu'à la tombe et se jeta contre elle avec des hurlements de désespoir. Puis il demeura immobile, prostré, tandis que ses larmes continuaient à couler.
Tout à coup, il crut entendre des cris d’enfant qui sortaient de la tombe. Il y appliqua son oreille et les perçut distinctement.
Il courut chez lui, rapporta une bêche, et se mit à creuser jusqu'au cercueil. Quand il l’ouvrit, il vit un garçon qui remuait faiblement, couché sur le ventre de sa mère, il portait, au coin de la bouche, des traces de miel. Le corps de la femme était froid, mais intact, et il sembla au jeune paysan que son visage calme, apaisé, souriait presque, au lieu d’être douloureusement contracté comme au jour de sa mort.
Il ramena l’enfant chez lui, on l’aida à refermer le cercueil et la tombe.
Il chercha dans le village une femme qui voulût bien allaiter son fils, mais les gens avaient peur et se dérobèrent. Il fut réduit à le nourrir avec de la bouillie de riz pendant quelques jours, puis le cœur compatissant de ses voisines l’emporta sur leur crainte.
L’enfant grandit normalement et sa vie ne présenta rien de particulier dans la suite.
Quant à sa mère, personne ne la revit. Son mari avait beau revenir sur sa tombe et autour de la paillote de la vieille femme, elle ne lui apparut point; pas même en songe; vainement il alla prier au temple, y passa la nuit.
On aurait dit que toute l’énergie de la pauvre femme n’avait réussi qu’à prolonger sa destinée jusqu'au moment où elle avait donné naissance à son fils, puis l’avait sauvé; elle aurait épuisé, dans ces efforts, jusqu'à ce reste de vie qui d’ordinaire permet aux morts de visiter pendant quelque temps le sommeil des vivants.
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