Cinquante ans après les
premiers largages de défoliants et d’herbicides par les Etats-Unis sur le
Vietnam, les sols et les eaux sont toujours contaminés. Reportage à Dong Son,
commune qui a servi de base à l’armée américaine pour stocker la dioxine destinée
à être pulvérisée dans les provinces du centre.

Après avoir roulé sur plus
de 200 km
de cols au Nord de Danang (capitale du Centre Vietnam), nous arrivons à Dong
Son au crépuscule. Un paysage de montagnes et de futaies se déploie
majestueusement. Au bout d’une route sinueuse et goudronnée, se dresse le
centre administratif de la commune. Au loin, des nappes de fumées s’échappent
des cuisines, tels des nuages glissant nonchalamment vers l’horizon. Les bras
vigoureux des jeunes montagnardes recueillent rapidement des écopes d’eau
limpide dans les ruisseaux. Les sons familiers des oiseaux des bois annoncent
la fin imminente d’une journée. L’existence même de la vie en cet endroit
semble défier le temps. Et pourtant, c’est bien ici que l’armée américaine a
modifié, depuis 50 ans, tout l’écosystème de la forêt. Les habitants souffrent
toujours des lourdes conséquences de cette guerre qui n’a pas livré tous ses
secrets. Selon les sources vietnamiennes, 432’812 litres de produits chimiques
toxiques contenant 11 kg
de dioxine ont été déversés dans cette localité. On a découvert de la dioxine
dans le sang de nombreux jeunes de moins de 25 ans.

Les sols
et les eaux de Dong Son sont toujours contaminés.
Dong Son est une commune
très pauvre, peuplée à 90% d’ethnies minoritaires, isolées du reste du pays.
Ici, le niveau d’instruction est très bas, la vie est rude. Beaucoup d’enfants
naissent malformés et meurent jeunes. Nous nous trouvons sur des terres encore
polluées. Phung Tuu Boi, un expert en environnement, s’intéresse à la région
depuis 1977. C’est lui qui nous introduit au président de la commune, Ho Giang
Nghinh. L’homme, trapu et souriant, s’élance pour nous accueillir. « Dong
Son était autrefois une base de l’armée américaine qui a fait construire
l’aéroport militaire d’Asho afin de stocker la dioxine destinée à être
pulvérisée dans les provinces du centre du pays, se dépêche-t-il de nous
expliquer . Cette terre a été gravement exposée.
Cohabitation avec "la mort"
Vivant dans une petite
maison située en face du centre culturel communal, Ho Gia, 44 ans, est de
l’ethnie Pa Ko. Lui et sa femme sont en train d’aider leur fille aveugle à se
déplacer. Nous découvrons avec surprise les quatre murs de la salle centrale
couverts de témoignages de satisfaction et de dessins que Ngọc Thu a faits
avant de perdre la vue. La famille de Ho Gia figure parmi les 34 foyers qui
vivaient sur l’ancien aéroport d’Asho. La zone a été surnommée « génie de
la mort ». Sa femme a accouché 14 fois, mais seulement trois enfants ont
survécu. Et la douleur du couple ne s’arrête pas là. Leur fille de 13 ans a
subi trois opérations cérébrales (de 2004 à 2006) pour pouvoir survivre, mais
elle est devenue aveugle. Les deux autres enfants sont aussi en train de perdre
progressivement la vue et une partie de l’audition.
Ho Thi
Ngoc Thu ne pourra plus jamais voir les dessins qu’elle avait réalisés avant de
perdre la vue.
La commune, fondée en
1991, ne comptait au début que 120 ménages qui se concentraient dans une vallée
d’une superficie de plus de 2000 hectares. Son centre administratif et les
logements de 34 familles se trouvaient en plein sur l’aéroport. « Ces gens
ne savaient pas qu’ils vivaient sur un endroit dont l’eau et la terre étaient
gravement polluées », précise M. Boi. Dans les années 2000, la
commission 10-80 (chargée de remédier aux conséquences sur la santé humaine des
produits toxiques utilisés pendant la guerre) et la firme canadienne Hatfields (spécialisée
dans les consultations sur l’environnement) ont démarré des recherches sur des
échantillons de terre polluée au « point chaud d’Asho ». Au vu des
résultats alarmants, les bureaux de la commune et ces ménages ont alors été
déplacés d’environ un kilomètre.
Mais les foyers sur
l’aéroport ne sont pas les seuls contaminés. Ceux qui se trouvent plus éloignés
de cette zone le sont aussi. Et bien que les autorités aient interdit
l’utilisation des puits et des canaux contaminés, la plupart des familles à
Dong Son utilisent cette eau pour leurs besoins quotidiens : lessive,
bain, consommation… Les habitants savent que ces sources contiennent de la
dioxine, mais ils n’ont aucun autre choix. En plus, le système de
décontamination construit par la commission 10-80 à l’intention des habitants
ne fonctionne plus.
Maladies étranges
Ainsi, la famille de
Mme Ho Thi Hai (aussi de l’ethnie Pa Ko) a eu quatre enfants mais l’un est
mort à l’âge de 3 ans suite à de fortes migraines et de graves difficultés
respiratoires. La fille aînée ne pesait qu’un kilo quand elle avait deux mois.
Aujourd’hui âgée de 15 ans, elle est très faible et présente des symptômes
similaires à ceux de sa sœur décédée. Certaines victimes souffrent également de
maladies étranges. Mme Nguyen Thi Hue (de l’ethnie Ka Tu), par exemple,
tout à fait bien portante en 2008,
a soudainement eu de violentes migraines et des douleurs
dans tout le corps, puis elle a perdu tous ses cheveux. Comme les autres, sa
famille consommait exclusivement l’eau des puits polluée par la dioxine.
Ho Thi
Cau, 15 ans, ressemble à une gamine de 8 ans. Des familles entières sont
atteintes de maladies bizarres, tandis que les enfants naissent mal-formés.
A Dong Son, les gens
vivent principalement du riz et de l’élevage. Or, dans les rizières, on ne voit
que des plantes rabougries à cause d’une terre devenue infertile qui compte à
peine cinq centimètres d’alluvions en surface, le reste étant formé par l’argile
et le kaolin. Une grande pluie suffit à éroder cette mince couche d’alluvion.
La culture rencontre donc de nombreuses difficultés. En plus, de mars à mai, le
vent du Sud, violent, endommage le riz en phase de pollinisation et de
formation. Sur cette terre contaminée, les habitants ne cessent de chercher des
solutions pour améliorer le rendement. Pour ce qui est de l’élevage, le froid
vigoureux et prolongé à l’approche du Nouvel An lunaire (février) tue presque
tous les bovins. Les habitants doivent s’endetter afin d’acheter veaux et
bufflons, mais une seule vague de froid ou d’épidémie suffit pour leur faire
tout perdre.
Signe encourageant, les
scientifiques ont trouvé il y a six ans une forme d’acacia qui peut s’adapter à
l’environnement de cette localité. Depuis 2005, Dong Son plante ces acacias
pour permettre aux habitants de développer leur économie. Actuellement, la
commune en compte près de 800
hectares, couvrant ainsi tous les terrains inoccupés. Le
soleil est à son zénith lorsque nous quittons Dong Son. Les enfants insouciants
pataugent dans un ruisseau. Sur la pelouse verdoyante qui a recouvert
l’aéroport pollué, des bœufs et buffles efflanqués, paissent assidûment.
Des
gamins s’amusent, un bœuf broute, cette apparence paisible cache une cruelle
réalité : à Dong Son, l’eau, la terre et la végétation portent toutes en
elles les traces de l’agent orange/dioxine.
Images : © Phúc
Thái/Infosud